Les 17 et 18 mars 2025, le Conseil d’Etat néerlandais et l’ACA-Europe ont organisé un séminaire portant sur « Contribuer à la qualité de la législation ». Ce colloque était le cinquième de la présidence finlandaise, après les colloques de Versailles en novembre 2024, d’Inari en mai 2024, de Zagreb en février 2024 et de Stockholm en octobre 2023.
Conclusions de la première session
La première séance du séminaire, consacrée à la fonction consultative législative générale indépendante, était présidée par Kathalijne Buitenweg. Ronald van den Tweel a entamé le débat en résumant brièvement le rapport général. Ce document permet de se faire une bonne idée de la manière dont est structurée et exercée la fonction consultative en Europe. On y trouve aussi un tableau fidèle des manières dont les plus hautes juridictions administratives rapportent leurs expériences au législateur. Cette forme de coopération entre les pouvoirs de l’État a fait l’objet du Congrès de l’ACA à La Haye, en 2017. Le séminaire avait pour finalité de sonder davantage le rôle des juridictions et des organes consultatifs dans l’amélioration de la qualité de la législation.
La première séance était consacrée à la fonction consultative. Seuls 8 pays d’Europe disposent d’un organe consultatif indépendant doté d’une fonction consultative législative générale . Dans la plupart de ces pays, il s’agit du conseil d’État. En Suède et en Grèce, cette fonction consultative revient à un autre organisme indépendant. Quatre pays ont par ailleurs déclaré disposer d’une institution consultative qui n’est pas, à proprement parler, un organe consultatif général indépendant.
Les organes consultatifs jouent tous un rôle important dans la phase préparatoire du processus législatif, avant qu’une proposition ne soit soumise au parlement. Cinq organes consultatifs signalent qu’ils peuvent aussi fournir un avis durant la phase parlementaire, par exemple sur des amendements, si on leur en fait la demande. Les délais, le plus souvent non contraignants, pour rendre leur avis vont toujours d’un à quatre mois. Dans les huit pays, une procédure d’urgence permet de réduire ces délais.
Ronald van den Tweel a exposé trois dimensions de la fonction consultative, ainsi que son rôle dans l’amélioration de la qualité de la législation. Il a décrit les exigences auxquelles devait satisfaire une législation de haute qualité : le respect de la constitution, des autres lois supérieures et du droit national existant ; la résolution adéquate des problèmes de la société ; le fait de pouvoir être effectivement appliquée ; finalement, mais pas accessoirement, la possibilité pour les citoyens de la comprendre et de s’y conformer. La séance a donné lieu à des échanges animés et éclairants sur les perspectives exposées. Il convient par ailleurs de relever qu’une délégation du Conseil d’État d’Espagne assistait pour la première fois à un séminaire de l’ACA-Europe. Ses membres ont souligné qu’ils n’étaient que des conseillers du gouvernement et non du législateur. Contrairement à ce qui était avancé dans le rapport général, le Conseil d’État d’Espagne a souligné qu’il n’avait pas de fonction consultative législative générale.
Le périmètre de l’analyse politique
Tous les organes consultatifs réalisent un examen de légalité et de constitutionnalité ex ante. Ils s’assurent, chacun à sa manière, de la conformité du texte qui leur est soumis avec le droit supérieur, qu’il s’agisse de la constitution, du droit international et de l’UE, des principes généraux du droit ou de la jurisprudence. S’il est nécessairement abstrait, cet examen n’en est pas moins très précieux. Les avis consultatifs non contraignants des organes consultatifs aident certes le gouvernement à améliorer la proposition, mais peuvent aussi contribuer à des débats parlementaires plus éclairés sur le bien-fondé de la loi. La fonction consultative indépendante contribue dès lors de manière importante au dialogue entre les pouvoirs de l’État. Plusieurs délégations ont souligné l’importance de cet examen ex ante pour la sécurité juridique. Les avis consultatifs sont non seulement précieux pendant le processus législatif, mais aussi ultérieurement, lors de l’examen juridictionnel dans le cadre d’affaires particulières. Ils contribuent, dans l’intérêt de l’ensemble des pouvoirs de l’État, à une législation de haute qualité reposant sur des données probantes, adaptée à sa finalité, proportionnée, pratique et applicable. L’examen ex ante permet ainsi d’éviter aux juridictions d’avoir à combler ultérieurement les lacunes de la législation ou, pire encore, de devoir l’annuler.
Ben Smulders, juge à la Cour de justice de l’UE, a confirmé l’importance d’un tel examen ex ante et a noté qu’il n’existait pas, au niveau de l’UE, d’organe consultatif législatif général indépendant garantissant la qualité du processus législatif de l’UE. Un tel organe pourrait, selon lui, encadrer les institutions participant à ce processus. Cela éviterait que la CJUE doive, par la suite, pallier d’importantes lacunes, au risque d’alimenter les critiques selon lesquelles elle outrepasserait son rôle en entrant dans des considérations politiques.
Presque tous les organes consultatifs procèdent à une analyse politique dans le cadre de l’examen ex ante, chacun selon sa ou ses priorités, et en fonction des principes constitutionnels nationaux explicites qui lui sont propres. Cette analyse porte sur le problème en cause et l’approche choisie. Une attention particulière est portée à l’objectif et à la pertinence de la proposition, à ses effets, à sa proportionnalité, ainsi qu’à sa faisabilité et son applicabilité. Certains membres ont souligné que l’analyse politique rejoint l’analyse juridique lorsqu’il s’agit d’apprécier la proportionnalité d’une proposition ayant des effets discriminatoires ou excessivement restrictifs, en violation du droit supérieur. En ce sens, les deux analyses sont très étroitement liées. Bien que le Conseil d’État de Belgique ait répondu dans le questionnaire qu’il ne procédait pas à une analyse politique, il est clairement apparu au cours des débats qu’il évaluait la proportionnalité des propositions, ce qui fondamentalement peut aussi relever d’une telle analyse.
Les délégations ont échangé leurs points de vue sur la frontière ténue entre des commentaires à caractère politique et une véritable analyse politique. Une telle analyse peut entrer en tension avec l’indépendance attendue de l’organe consultatif, ou du moins donner cette impression. Certains organes consultatifs ont précisé qu’ils ne se prononçaient pas sur l’objectif politique de la proposition en tant que tel, et que l’évaluation de son adéquation et de sa proportionnalité demeurait limitée. Un consensus s’est dégagé autour de cette approche : la seule question pertinente est de savoir si la proposition est appropriée et efficace au regard de l’objectif politique.
Cohérence et unité des avis consultatifs
En Grèce, en Italie, au Luxembourg et aux Pays-Bas, les avis consultatifs sont débattus et adoptés en séance plénière. Dans les autres pays, ils sont adoptés principalement ou partiellement par des chambres ou panels. Il reste toutefois possible de soumettre une proposition à l’assemblée générale de l’organe consultatif, en particulier lorsque se posent d’importantes questions légales ou constitutionnelles, comme celles liées à la répartition des compétences entre l’État fédéral, les communautés et les régions en Belgique.
L’adoption d’avis en assemblée générale, ou la faculté de convoquer une séance plénière exceptionnelle, comme au Luxembourg, sont citées dans le rapport général comme des moyens de garantir la cohérence et l’unité des avis rendus. À lire les rapports nationaux, c’est pour cette raison que les organes consultatifs tiennent compte de leurs avis précédents et, le cas échéant, s’en écartent de manière explicite.
Dans tous les pays, les avis sont formellement adoptés à la majorité. En Belgique, au Luxembourg, ainsi qu’aux Pays-Bas, ils sont toutefois, dans la pratique, presque toujours approuvés par consensus, sans vote. Au Conseil d’État français, les avis font souvent l’objet d’un vote formel, après un débat fondé sur un échange de vues. Il est important de souligner que les délibérations sont secrètes, ce qui constitue également une garantie importante d’unité. En outre, concernant la cohérence et l’unité des avis consultatifs, il est intéressant de relever que seuls deux organes consultatifs adoptant leurs avis par consensus en assemblée générale (Luxembourg et Pays-Bas) prévoient aussi la possibilité d’exprimer une opinion dissidente. Au cours de la séance, il est toutefois apparu que cet instrument ne suscitait guère d’adhésion, voire aucune. Il est d’ailleurs rarement utilisé : la dernière fois en 2017 au Luxembourg et en 2004 aux Pays-Bas.
Publicité et transparence des avis consultatifs
Dans le cadre du processus législatif, la fonction consultative peut favoriser un débat public éclairé, notamment au sein du parlement, sur les problèmes soulevés et les solutions proposées. Dans certains pays, le gouvernement est tenu de répondre aux avis consultatifs avant de soumettre un projet de loi au parlement. Cela peut également contribuer à la qualité de la législation ainsi qu’à son acceptation par le public.
La plupart des organes consultatifs publient leurs avis sur leur site Internet, soit au moment de leur adoption, soit, dans un pays, après l’adoption et la publication officielle du texte réglementaire. Certains rapports signalent que le public peut demander l’accès aux avis consultatifs. Ceux-ci peuvent être considérés comme des informations d’intérêt public. Comme déjà mentionné, et souligné par l’organe consultatif français, les délibérations ne sont pas rendues publiques en vertu du principe du secret des délibérations (du Gouvernement). Dans la plupart des autres pays, les organes consultatifs présentent également un rapport annuel au parlement et au grand public. À ce sujet, la délégation du Conseil d’État français a apporté un éclairage intéressant sur le fonctionnement et les activités de sa section des études, de la prospective et de la coopération. Celle-ci est chargée d’établir le rapport annuel, de coordonner les projets de recherche et de se tenir au courant de l’évolution du droit de l’UE.
Finalement, les délégations ont partagé leurs expériences sur les défis auxquels elles sont confrontées aujourd’hui. Plusieurs d’entre elles ont évoqué le risque d’être entraînées dans le débat politique, parfois même avant de donner un avis consultatif. Les avis peuvent aussi être déformés par les opposants à une proposition, exposant ainsi l’organe consultatif à des accusations d’ingérence politique. L’un des points essentiels abordé a été la pression morale de rendre un avis rapidement, ou parfois dans des délais formels très courts. Cela nuit à la profondeur de l’analyse. Par conséquent, les organes consultatifs sont constamment confrontés au défi de fournir des avis dans les délais impartis, sans sacrifier la qualité de l’analyse. Ces évolutions exercent une pression sur le processus consultatif et la qualité des avis qui en découlent.
Ronald van den Tweel a conclu les discussions de cette première séance en observant qu’il ne saurait y avoir de réglementation de bonne qualité sans avis consultatifs de haute qualité, quelles que soient les circonstances. L’échange d’idées durant ce séminaire y contribuera indubitablement de manière significative.
Conclusions de la deuxième session
Lors de la deuxième séance, nous avons plongé dans le monde merveilleux du contrôle constitutionnel ex ante par les organes consultatifs indépendants et les cours administratives suprêmes.
Quatre thèmes ont été développés avec enthousiasme par les membres participants :
Le premier thème était informatif et exploratoire : Nous avons pris connaissance des différents systèmes de contrôle constitutionnel ex ante. Des systèmes avec beaucoup de similitudes mais aussi des différences.
Le deuxième thème concernait l’évaluation des systèmes existants. l’impact sur la qualité de la législation semble substantiel, ce qui est particulièrement positif. Et Non seulement le contrôle ex post est pris en compte dans des avis consultatifs, mais l’inverse est tout aussi récurrent.
Ensuite nous nous sommes concentrés sur les pays qui n’ont pas de système de contrôle préalable, en discutant de la manière dont l’interprétation de la Constitution est organisée.
Et finalement nous avons terminé par les impressions générales laissées par le « contrôle constitutionnel ex ante ».
Si ce contrôle permet le plus souvent d’éviter l’adoption des lois inconstitutionnelles et d’améliorer leur qualité, il peut aussi ralentir le processus législatif. Certains risques existent ( comme le risque de limiter le rôle du juge constitutionnel; le risque de politisation de ce contrôle, le risque de passer à côté de certaines questions constitutionnelles). Mais certains avantages sont évidemment indéniables : l’aide apportée aux juges chargés du contrôle constitutionnel ex post, le renforcement de la sécurité juridique et la prévention des conflits politiques et sociaux.
En résumant, les « lessons learned » sont les suivantes :
D’une part, il faut souligner la grande différence entre le contrôle ex ante et le contrôle ex post : il s’agit d’un côté du contrôle abstrait, et de l’autre côté du contrôle concrète.
D’autre part, le contrôle de constitutionnalité, sous une forme ou sous une autre, doit être considéré comme un élément particulièrement utile de la «rule of law ».
Conclusions de la troisième session
Retour d’informations du pouvoir judiciaire au législateur dans la perspective de la séparation des pouvoirs
Jurgen de Poorter entame le premier sujet en soulignant que le rapport général révèle des similitudes, mais aussi des divergences sur certains points. En règle générale, plusieurs facteurs influencent le retour d’informations des juges. L’un d’eux est la séparation des pouvoirs. La grande majorité des participants se livrent à un retour d’informations sur des questions juridiques techniques. Certains d’entre eux le font ex ante. En revanche, les juges se montrent généralement plus réticents sur les questions structurelles. Aux Pays-Bas, le retour d’informations est considéré comme l’une des missions principales de la section administrative du Conseil d’État.
Il semble toutefois qu’elle ne puisse aller jusqu’à suggérer des solutions. La plupart des juridictions évoquent à cet égard la séparation des pouvoirs. La Cour administrative suprême de Slovaquie s’est distinguée en exposant clairement la manière dont un problème peut être résolu. Il serait intéressant qu’elle nous en dise plus à ce sujet. Cela vaudrait aussi la peine d’entendre M. Smulders concernant le rôle de la CJUE à cet égard.
Certains magistrats ne se servent pas des jugements pour fournir un retour d’informations, mais d’autres canaux tels que le rapport annuel.
En règle générale, il y a une différence entre l’application et la révision de la loi. Ainsi, les tribunaux sont tenus de se prononcer sur la légalité de la loi. Il ne saurait dès lors être question d’un excès de pouvoir.
En Lettonie, des décisions accessoires peuvent être rendues en vue de fournir un retour d’informations. Cette approche n’est pas sans rappeler celle de la common law. Il serait intéressant d’en apprendre plus à cet égard.
La réponse du Conseil d’État de Belgique est également intéressante. Les parties doivent demander un retour d’informations sur les solutions. Ce n'est qu’alors que le Conseil d’État peut le leur donner. Il serait intéressant d’en apprendre plus sur cette exigence.
Si le parlement slovaque (monocaméral) peut rédiger des projets de loi, seuls les projets de loi gouvernementaux sont abordés dans le cadre du séminaire. Ce processus est de nature interdépartementale. Tous les projets de loi sont directement soumis à la Cour administrative suprême, qui dispose alors du pouvoir de conseiller librement le gouvernement. Elle peut aussi rédiger elle-même des projets de loi, que le gouvernement est toutefois libre d’ignorer. La séparation des pouvoirs est donc préservée à cet égard. La Cour administrative suprême est par ailleurs réticente à commenter les choix politiques. Il arrive toutefois qu’elle soit incitée à le faire, comme à l’occasion de la création d’une juridiction dont les juges devaient justifier d’une expérience de dix ans. De nombreux magistrats ne pouvaient dès lors y siéger. Ce point a suscité de nombreuses discussions internes. En fin de compte, la Cour administrative suprême a décidé de limiter son avis à des questions techniques, tout en mentionnant une potentielle inconstitutionnalité. Elle ne pouvait toutefois se prononcer à cet égard, seule la Cour constitutionnelle étant habilitée à le faire.
La délégation estonienne s’interroge sur la mesure dans laquelle les juridictions se sentent libres de donner des conseils sur la législation qui les concerne. La plus haute juridiction administrative estonienne ne ressent en tout cas aucune restriction à cet égard.
La délégation allemande répond que l’administration judiciaire resterait silencieuse, mais que l’association des juges pourrait agir.
La délégation grecque souligne qu’il est bon, dans une démocratie libérale, que les pouvoirs de l’État coopèrent. Les ministres sont ainsi tenus de connaître la jurisprudence du Conseil d’État. Les magistrats de cette institution participent aussi aux commissions législatives. Finalement, le Conseil d’État déclare parfois une loi inconstitutionnelle lorsque sa jurisprudence n’est pas prise en compte au cours du processus législatif.
Devant le Conseil d’État français, les avis des sections consultatives sont normalement pris en compte lorsque des lois sont soumises à l’examen de la section du contentieux. Si la section du contentieux constate néanmoins une illégalité dans une législation spécifique, elle peut se prononcer sur celle-ci. Le Conseil d’État dispose en outre en son sein d’une unité interministérielle qui collabore étroitement avec le Premier ministre. Celle-ci centralise toutes les données, y compris les avis consultatifs et les jugements d’autres juridictions.
La CJUE précise que sa décision de fournir ou non un retour d’informations dépend, tout d’abord, de la relation en cause : horizontale, entre institutions de l’UE, ou verticale, entre celles-ci et les États membres. Se pose ensuite la question du type de recours présenté.
L’UE n’étant pas un État, on peut se demander si le principe de séparation des pouvoirs s’applique véritablement à son architecture institutionnelle. Il n’en demeure pas moins que les mécanismes de freins et de contrepoids sont essentiels. L’UE possède en effet une identité constitutionnelle qui inclut le respect de l’état de droit. Plus concrètement, l’UE est tenue de respecter les traditions constitutionnelles des États membres, ainsi que l’égalité entre ceux-ci. De ce fait, elle est également contrainte de suivre le principe de séparation des pouvoirs.
Dans les relations verticales, deux principes sont particulièrement importants : d’une part, les institutions de l’UE sont tenues de respecter l’identité constitutionnelle des États membres ; de l’autre, ces derniers doivent se conformer au principe de primauté du droit de l’UE. En ce qui concerne le type de recours, les procédures d’infraction sont les plus susceptibles d’entraîner un retour d’informations. Dans ce cadre, la CJUE peut fournir des indications sur la manière dont la législation nationale pourrait être modifiée pour se conformer au droit européen. Lorsque la CJUE impose une sanction, la nécessité de telles indications se fait plus pressante. La Cour est dès lors plus libre de les fournir. La tâche de la CJUE dans le cadre des procédures de renvoi préliminaire est différente. Elle ne se prononcera jamais sur la nécessité de modifier ou d’annuler la législation nationale. Cela relève de la compétence de la juridiction nationale, étant entendu que la CJUE ne saurait annuler une législation nationale. Il existe une limite inhérente à la nature même du recours.
La CJUE fait preuve de bien moins de réticence dans le cadre des relations horizontales entre institutions de l’Union européenne. Il suffit de penser aux recours en annulation d’un acte législatif de l’UE. Lorsqu’elle annule un tel acte, la CJUE accorde généralement un délai au législateur européen pour trouver une solution. Elle se montre toutefois réticente à prescrire exactement les modifications qui devraient être apportées à la législation. La question a fait l’objet de nombreux débats au sein de la CJUE, ainsi qu’avec la CourEDH, notamment à propos d’affaires nationales comme Urgenda aux Pays-Bas, à l’issue de laquelle une juridiction nationale a enjoint au législateur de prendre des mesures. La CJUE a conclu qu’elle ne pouvait pas aller aussi loin, tenant compte des compétences que les traités lui octroient. En résumé, si la CJUE n’hésite pas à invalider un acte législatif de l’UE, elle fait preuve d’une grande retenue lorsqu’il s’agit de fournir des solutions. Cela s’explique, dans une large mesure, par la manière dont le principe de séparation des pouvoirs est appliqué dans l’ordre juridique sui generis de l’UE.
Mécanismes de retour d’informations : le jugement
La Cour suprême de Lettonie peut émettre des décisions accessoires à l’intention de certaines institutions. Il s’agit là d’un pouvoir contraignant, pas d’un simple soft power, permettant à la Cour de porter à l’attention des institutions les problèmes que soulève la législation. La Cour rappelle ces alertes au Gouvernement lors de leurs réunions annuelles ainsi que dans son rapport annuel. Il arrive que la Cour parvienne à résoudre un problème dans le cadre même de l’application de la loi à une affaire concrète. Bien que le législateur puisse y voir une incitation à modifier la législation, il est parfois simplement satisfait des solutions de la Cour. À titre d’exemple, en 2006, la Cour suprême de Lettonie s’est vu attribuer le pouvoir de se prononcer sur la légalité des élections. Constatant une lacune dans la législation, elle en a informé le législateur.
En Finlande, la juridiction peut trouver des solutions, mais il revient au législateur d’améliorer la législation sur la base de celles-ci. À titre d’exemple, le libellé d’une loi posait problème. Bien que la juridiction ait résolu cette difficulté en interprétant la loi d’une certaine manière, elle a transmis expressément sa décision au législateur afin que celui-ci puisse rectifier la législation.
En Italie, le juge est tenu de statuer même lorsque la législation manque de clarté. C’est là toute la difficulté : le juge est soumis à la loi et doit l’appliquer, même s’il estime qu’elle est affectée d’un vice. Dans ce contexte, la juridiction peut apporter une solution, par exemple en déclarant une loi incompatible avec le droit de l’UE. Mais cette intervention ne suffit pas toujours. Il est important de noter à cet égard que la juridiction a le pouvoir d’annuler des actes de législation secondaire. Dans une affaire, le Conseil d’État a exercé ce pouvoir, mais le Gouvernement n’a pas adopté de nouveau règlement. Le juge administratif a alors pris l’initiative de fournir une solution en réécrivant lui-même le règlement. Ce pouvoir trouve son origine dans un arrêté royal. Par ailleurs, le Conseil d’État peut adresser des alertes au Gouvernement concernant des lois affectées d’un vice. Traditionnellement, cette prérogative appartient non seulement aux sections consultatives, mais aussi aux sections juridictionnelles.
Au Luxembourg, le Conseil d’État maintient une stricte séparation entre ses fonctions consultatives et ses fonctions juridictionnelles, depuis l’arrêt Procola de la CourEDH. Les membres des deux divisions du Conseil d’État se retrouvent toutefois lors de réunions informelles, comme la réception du Nouvel An, et peuvent ainsi partager des informations de manière informelle.
Rappelons que la Belgique a fait partie du Royaume des Pays-Bas jusqu’en 1830, et relevait alors de l’autorité du Conseil d’État néerlandais. Après son indépendance, elle a mis longtemps avant de se doter de son propre Conseil d’État. Une telle institution était en effet considérée comme contraire au principe de la représentation populaire. En ce qui concerne le retour d’informations, il convient de noter qu’en 2014, le Conseil d’État belge s’est vu reconnaître le pouvoir, non seulement d’annuler un acte ou un règlement, mais aussi d’indiquer les mesures à prendre pour remédier à cette illégalité. Il ne peut toutefois formuler de telles propositions que si les parties le demandent expressément. Cette condition s’explique probablement par le fait que le Conseil d’État ne prend pratiquement jamais d’initiative, et doit être indépendant et impartial. Plus encore, cette exigence permet d’assurer un débat entre les parties quant à la solution à adopter, ce qui est essentiel pour respecter le principe du contradictoire. Il arrive toutefois que le Conseil d’État adopte une attitude plus proactive, et interroge expressément les parties sur leur souhait d’obtenir une solution.
Au Portugal, une conception rigoureuse de la séparation des pouvoirs est encore de mise. Cela a toutefois engendré un problème durant la crise économique. Pour faire face à celle-ci, une solution temporaire a été adoptée sous la forme d’un acte inconstitutionnel. Lorsque la déclaration d’inconstitutionnalité a été rendue, le Parlement a tenté à nouveau d’agir, mais sans succès. Il a alors recherché une solution, que la Cour constitutionnelle n’a pas été en mesure de lui fournir. De nos jours, la Cour peut condamner le Gouvernement à adopter un acte, sans toutefois en prescrire le contenu. Par ailleurs, la Cour est tenue d’appliquer la loi telle qu’elle est ; elle ne peut recourir à une interprétation corrective (contra legem) pour contourner des difficultés.
La délégation de Roumanie mentionne un exemple concernant la loi sur les passeports diplomatiques.
Retour d’informations sur les problèmes structurels
Hanneke Schipper introduit le thème du retour d’informations sur les problèmes structurels. Comment gérer des difficultés telles que les conséquences sévères de la loi ? Elle aborde également la question du suivi de l’efficacité de ce retour d’informations.
En France, la section des études, de la prospective et de la coopération a été créée lorsque le Conseil d’État s’est vu confier la tâche de rédiger des rapports pour le Président de la République afin de fournir un retour d’informations au Gouvernement. Ces rapports sont publiés annuellement. Ils reposent sur une liste des principaux avis des sections consultatives et des études d’impact. Alternativement, ils sont rédigés en coopération par les sections consultatives et juridictionnelles. La section des études établit deux types de rapports :
Un rapport annuel consacré à des questions d’intérêt général, comme certains aspects de la politique publique ou les urgences publiques. Des questions touchant un public plus large sont aussi traitées, comme les réseaux sociaux. Ces rapports sont élaborés par un groupe élargi, qui dépasse les seuls membres de la section des études. La section organise également des conférences. Elle propose par ailleurs des solutions potentielles aux problèmes soulevés. Ces propositions restent toutefois générales, laissant au Gouvernement la responsabilité de décider de leur mise en œuvre.
Des études demandées par le Gouvernement. En 2021, le président de la section sociale a constaté un problème affectant les conditions d’accès aux prestations sociales. La section des études a alors engagé un dialogue avec le Gouvernement, avant de conduire une étude formulant plusieurs pistes de solution. Cette étude a été menée par des groupes de travail incluant des représentants du Gouvernement, à la demande du Premier ministre.
La délégation française a donné plusieurs exemples d’études effectuées par la section des études. La simplification du cadre législatif fait partie des enjeux structurels majeurs. La volonté que des experts réalisent ces études, pas seulement des membres du Conseil, est affirmée. Enfin, il est précisé que le Conseil d’État coopère avec les commissions parlementaires.
En Irlande, l’attorney general joue un rôle central dans le dialogue entre les différents pouvoirs de l’État. Bien qu’il ne soit pas membre du Gouvernement, il assiste à ses réunions. Il est décrit comme le gardien de la Constitution. Par ailleurs, la délégation irlandaise a souligné l’importance fondamentale de l’indépendance du pouvoir judiciaire.
Superviser le suivi du retour d’informations
En Finlande, la question de la composition des juridictions administratives ne peut faire l’objet de décisions de justice. La législation en la matière présente toutefois certaines incohérences. Les présidents de diverses juridictions se sont réunis afin de remédier à ce problème. Cette démarche a abouti à la formation d’un groupe de travail interne, composé de magistrats des juridictions administratives. La Cour administrative suprême a alors pu exercer son pouvoir de proposer elle-même un règlement, sur la base des échanges au sein du groupe de travail. Cette proposition est restée sans suite. La Cour est dès lors entrée en contact avec le Gouvernement. Celui-ci lui a indiqué qu’il n’avait pas le temps de rédiger un projet de loi, tenant compte de la pandémie de Covid-19. Une réponse surprenante, dans la mesure où la Cour avait déjà élaboré un projet de loi. À l’heure actuelle, les choses avancent, et le processus législatif est en cours. L’importance des contacts informels, tout le monde se connaissant dans le pays, est une autre spécificité finlandaise.
Un mécanisme de suivi est en place au Luxembourg. Référence est faite à une situation qui s’est présentée dans une zone où il était interdit d’entreprendre quoi que ce soit sur une propriété privée à moins d’exercer une activité agricole. Quelqu’un qui perdait sa maison ne pouvait dès lors pas la reconstruire. Le Conseil d’État a appliqué le principe de proportionnalité pour remédier à la situation. Suite à cela de nouvelles lois ont été élaborées et, à chaque étape du processus législatif, les intervenants se sont référés à la jurisprudence du Conseil d’État.
En réponse à une question de la délégation luxembourgeoise, la délégation française explique que la section des études remplit des tâches spécifiques qui ne donnent pas lieu à débat. Son rôle est de nourrir le débat public en s’appuyant sur des spécialistes, etc. S’agissant du suivi des études, dans les cas où le Gouvernement n’en tiendrait pas compte, la délégation française explique qu’elle s’efforce d’en discuter directement avec le Gouvernement. Un carton vert signifie ainsi que le Conseil d’État constate que ses recommandations ont été suivies. Pour suivre l’évolution des dossiers, le Conseil maintient un dialogue régulier avec des représentants du Gouvernement, ainsi qu’avec les directions générales de la Commission européenne.
Aux Pays-Bas, la jurisprudence du Conseil d’État en matière d’azote a rendu indispensable l’adoption d’une nouvelle législation. Aucun suivi n’est requis, les justiciables revenant constamment à la charge. Cela permet au Conseil de s’exprimer à travers ses arrêts.
En Allemagne, la plus haute juridiction administrative a rendu un arrêt en matière d’azote, un peu plus d’une semaine avant le séminaire. Elle a constaté un problème dans les systèmes d’approvisionnement en eau, mais n’a pas pu dire au Gouvernement comment y remédier. Elle ne peut qu’attendre de nouvelles procédures.